39
Le long trajet d’Angeles Crest à Marina del Rey laissa à Pike le temps de découvrir ce que savait Jakovic : Rina avait parlé de lui au vieux parrain, de ses liens avec Frank Meyer et de ses intentions. Pike estima que c’était une bonne chose. Le fait que Jakovic soit au parfum rendrait son approche plus crédible, surtout avec ce qu’avait appris Stone sur les armes.
— Il sait que j’ai débusqué Darko à la ferraille ?
— Oui, dit Rina. Je lui ai dit après votre départ.
— Il sait que Yanni et vous m’avez suivi ?
— Oui. C’est lui qui nous a dit de le faire.
Cela signifiait que Jakovic se demandait ce qui s’était passé et qu’il s’attendait à ce que Rina le rappelle. Vu le temps écoulé, il devait commencer à penser que quelque chose avait peut-être mal tourné, mais cela aussi était positif.
Les tours résidentielles qui bordaient la marina gagnaient en hauteur au fil de leur approche ; à leur sortie de l’autoroute, ils contournèrent le port de plaisance en longeant une succession de restaurants, de magasins de yachts et de luxueuses tours en verre fumé.
Rina ne connaissait pas le nom du yacht de Jakovic, mais elle savait où le trouver.
— Montrez-le-moi, dit Pike.
— Comment ça ? On est dehors, et lui dedans. Il faudrait qu’on nous laisse entrer.
Si la marina était entourée de restaurants et d’hôtels accessibles au public, l’accès aux quais était défendu par un système de hautes grilles, de portails électriques et de caméras de surveillance. Les allées aménagées à l’extérieur des grilles permettaient aux visiteurs d’admirer les bateaux, mais il fallait être muni d’une clé ou d’un code pour aller au-delà. Rina les guida jusqu’à l’extrémité opposée du port de plaisance, dans une presqu’île tout en longueur que bordaient d’un côté des yachts et de l’autre des immeubles. La pointe de la presqu’île était occupée par un hôtel.
— Il est derrière l’hôtel, dit Rina. Avec les gros yachts.
Stone s’avança sur le parking de l’établissement pour leur permettre de voir le quai. Rina passa les bateaux en revue et finit par tendre l’index.
— Celui-là. Le bleu. Tout au bout, vous voyez ? Bleu foncé.
Stone fronça les sourcils en découvrant le yacht.
— Non, mais vous avez vu dans quoi il vit, cet enfoiré de mes deux ? Je vous coulerais ça aussi sec, putain. Il se retrouverait au fond en trois coups de cuiller à pot.
Pike estima la longueur du yacht à vingt-cinq mètres. Tout en acier et fibre de verre, il possédait une coque bleu marine et plusieurs ponts crème. Les bateaux étaient rangés en fonction de leur taille, et comme celui-là faisait partie des plus longs, il était proche de l’extrémité du quai, la proue face au chenal. Il n’y avait pas âme qui vive sur le pont du yacht de Jakovic, mais Pike dénombra au moins sept personnes en train de s’affairer sur les bateaux voisins. La présence de témoins était une bonne chose.
— Ramenez-nous au portail, Jon.
Quand ils y furent, Pike rendit son portable à Rina. Il lui avait déjà expliqué quoi dire et comment le dire.
— Souvenez-vous : vous resterez en vie aussi longtemps que vous m’aiderez.
Rina passa l’appel.
— C’est moi. Il faut que je lui parle.
Au bout de presque trois minutes d’attente, elle hocha la tête. Le vieil homme venait d’arriver en ligne.
— Non, dit-elle, on ne l’a pas. Non, Michael non plus. C’est Pike qui a le bébé. Oui, il l’a repris à Michael, mais Michael s’est enfui. Il faut m’écouter…
Pike entendit des éclats de voix masculine. Rina dut hausser le ton pour se faire entendre.
— On est au portail, Milos. Il est là. Pike.
Elle le regarda.
— Il est assis à côté de moi. Il veut vous voir.
Elle détourna les yeux.
— Je ne peux pas… Si je parle en serbe, il me tuera.
Elle regarda de nouveau Pike.
— Yanni est mort.
Pike prit le téléphone.
— Je l’ai buté. Et je buterai aussi Michael Darko, mais j’ai besoin de votre aide.
La ligne resta muette de longues secondes, puis la voix masculine s’éleva de nouveau :
— Attendez devant le portail. On va vous ouvrir.
Pendant que Pike descendait du Rover, Stone lui dit :
— Coulez-moi cette merde. Envoyez-la par le fond.
Ainsi parlait Jon Stone.
Pike patientait devant le portail depuis moins de trente secondes lorsqu’il entendit la gâche électrique cliqueter. Il poussa la grille, descendit la longue rampe menant au quai et s’engagea sur le ponton des yachts. Le ciel commençait à rougeoyer mais la lumière de l’après-midi demeurait éclatante, et il y avait du monde sur les ponts.
Deux gorilles l’attendaient à bord du yacht, l’un sur le pont arrière et l’autre un peu plus bas, au pied d’une volée de marches menant à une petite plate-forme en surplomb de la poupe. Tous deux portaient une chemise Tommy Bahama et étaient empâtés, ce qui ne les empêchait pas d’avoir l’air de vrais durs, avec leurs mines fermées et leurs regards noirs. Pike décida qu’il ne risquerait pas grand-chose tant qu’il resterait sur le pont, à découvert. Personne n’oserait appuyer sur la détente avec tous ces gens autour, et Pike savait que ces deux gaillards ne seraient pas capables de le battre à mains nues, même à deux.
Un homme dégarni qui paraissait avoir plus de soixante-dix ans était assis derrière une petite table ronde sur le pont supérieur. Lui aussi avait dû être massif, mais sa peau commençait à pendouiller comme un tissu distendu. Quand Pike s’arrêta devant la poupe du yacht, il lui fit signe d’embarquer.
— Montez. Voyons si ce que vous avez à me dire peut m’intéresser.
Son accent était peu prononcé. Sans doute parce qu’il vivait en Amérique depuis longtemps.
Pike monta à bord. Le gorille de la plate-forme voulut le fouiller, mais Pike repoussa sa main.
— Je ne suis pas là pour flinguer. Sinon, je ne vous aurais pas prévenus.
— Venez. Ça va.
Pike grimpa sur le pont supérieur mais ne s’assit pas à la table de Milos Jakovic et n’y fut pas invité. Derrière le vieil homme, un salon se devinait derrière une baie vitrée coulissante. À l’intérieur, une jeune femme regardait la télévision. Nue.
— Bon, dit Jakovic. Allons-y. Qu’est-ce que vous avez contre Michael Darko, et pourquoi est-ce que je devrais vous aider ?
— Trois mille kalachnikovs.
Jakovic tapota le bord de la table. Pendant quelques Secondes, son index fut la seule partie de son corps qui bougea. Tap, tap, tap. Il secoua la tête.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. C’est une plaisanterie, ou quoi ?
Il craignait que Pike ne porte un micro. Pike écarta les bras, paumes ouvertes.
— Il faut qu’on parle franchement. Faites-moi fouiller par votre gars.
Jakovic s’accorda un temps de réflexion, puis contourna la table, vint se planter juste devant Pike et le fouilla lui-même.
— Un sur ma hanche droite, lui dit Pike, et l’autre sur ma cheville gauche. Vous pouvez les toucher, mais si jamais vous essayez d’en sortir un, je vous tue avec.
Jakovic se pencha sur lui, encore plus près. Il sentait le cigare.
— Vous êtes gonflé de venir me dire ça sur mon bateau.
Toujours aussi proche, Jakovic promena ses mains sur et sous les vêtements de Pike. Il lui palpa les aisselles, la colonne vertébrale et l’intérieur du pantalon. Une fouille approfondie. Quand il toucha les parties génitales de Pike, celui-ci ne broncha pas. Il descendit le long de ses jambes, inspecta ses chaussures et finit par regagner la table.
— D’accord, dit-il. On peut parler franchement.
— Vous savez pourquoi je vais tuer Michael Darko ?
— Votre ami.
— Oui. Mon ami et moi avons travaillé ensemble pour des sociétés militaires privées. Vous comprenez ? Des soldats professionnels.
— Je sais. La fille m’a dit ça.
— Mon ami vous a-t-il aidé à acheter ces armes ?
La question qui brûlait les lèvres de Pike.
— Je ne savais rien de cet homme. À part que la sœur de Rina travaillait pour lui. C’est tout.
— Il vous a aidé à les vendre ?
— Non. Je viens de vous le dire, non. Je ne connaissais pas ces gens. Même pas de nom.
Pike ne montra pas son soulagement. Frank avait les mains propres. Les avait toujours eues et les aurait toujours.
— Ça ne m’étonne pas. S’il vous avait aidé, vous auriez un acheteur.
Jakovic s’efforça de paraître offensé.
— J’en ai plusieurs.
— Si vous aviez un acheteur, ces armes ne seraient plus là, et Darko n’essaierait pas de vous doubler. Vous avez besoin d’un acheteur, mais vous ne connaissez rien au marché des armes. Je suis disposé à vous les acheter, et je cherche à éliminer Darko. Je peux le tuer pour vous ou vous le livrer pour que vous fassiez un exemple, comme vous voudrez.
Milos Jakovic s’éclaircit la gorge. Il se massa la paupière puis s’éclaircit à nouveau la gorge.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Non. J’en sais sûrement plus que vous sur ces armes. Elles ont été volées par des pirates indonésiens sur un cargo de Kowloon qui faisait route vers Pyongyang. Elles sont neuves, entièrement automatiques et toujours dans leur emballage d’origine, mais elles ne seront pas faciles à écouler vu la façon dont elles ont atterri sur le marché.
Jakovic parut irrité.
— Comment vous savez tout ça ?
— Vous êtes un amateur dans ce domaine. Je suis un professionnel. Les Nord-Coréens ont envie de récupérer ces AK mais ils refusent de payer pour – ils considéreraient ça comme une rançon. Les Chinois aussi veulent les avoir, mais ils tueront ceux qui les ont volés et ils ont déjà fait savoir qu’ils considéreront tout acheteur éventuel comme un complice. Vous ne tenez sûrement pas à voir les Chinois débarquer ici.
Jakovic fit la moue : il devait être en train de s’imaginer une invasion chinoise dans la marina.
— Je suis prêt à vous les acheter, reprit Pike. Si vous acceptez, je vous offre Darko et votre petit-fils en prime.
— À quel niveau se situe votre offre ?
— Trois mille armes, cinq cents dollars pièce, ça fait un million cinq, mais seulement si elles sont entièrement automatiques, sans trace de rouille ni de corrosion. Je les vérifierai une par une – pas trois ou quatre, les trois mille. S’il manque des culasses ou des récepteurs, je vous les achèterai quand même, mais avec une remise.
Pas un instant Pike ne détourna les yeux ; il récita son offre d’un ton aussi professionnel que possible.
— Ce n’est pas assez.
— Vous n’en tirerez jamais autant. Et je vous sers Darko sur un plateau en prime.
Jakovic s’humecta à nouveau les lèvres, signe que le vieil homme réfléchissait. Tout en étant désormais convaincu que Pike savait de quoi il parlait, il avait peur. Cette offre le surprenait, mais il était dans une situation suffisamment difficile pour l’étudier.
— Vous avez l’argent ?
— Je peux l’avoir demain à la même heure. Je vous apporterai la moitié de la somme d’avance. Vous aurez le solde à la livraison.
Jakovic croisa les bras, sur la défensive mais tenté de se laisser convaincre.
— Et Michael ? Vous comptez me le livrer comment ?
— Lui aussi veut ces AK. Si vous faites affaire avec moi, je vous amènerai Darko quand je viendrai prendre livraison.
Jakovic réfléchit encore longtemps avant de se décider.
— Laissez-moi votre numéro de téléphone. Vous aurez ma réponse demain.
— Ne trainez pas trop. Je ne pourrai retirer le cash que pendant les heures ouvrables.
Pike lui donna son numéro de portable puis quitta le yacht sans un regard en arrière. Il franchit le portail en sens inverse et remonta dans le Rover.
Stone paraissait déçu.
— Je n’ai rien entendu exploser.
Pike garda un instant le silence, songeant toujours à Jakovic et à la façon dont son plan évoluait. C’était une des règles d’or du combat : tous les plans de bataille étaient appelés à changer, et le vainqueur était en général celui qui avait imposé les changements.
— Tu pourrais me dégoter un AK chinois ? demanda Pike. Neuf, encore sous emballage ?
— Comme ceux qu’ils essaient de fourguer ? Bien sûr. Les AK, ce n’est pas ça qui manque.
— Il faut qu’il soit chinois. Pas un truc modifié. Une vraie arme de combat.
Stone haussa les épaules.
— Je connais un mec qui connaît un mec.
— Appelle-le. Et retournons voir Grebner.
Stone passa son coup de fil en conduisant.